La crise expliquée par Strauss-Kahn
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La crise expliquée par Strauss-Kahn
Patron du FMI, Dominique Strauss-Kahn juge « très sérieuse » la crise que traverse, à des degrés divers, l’ensemble de la planète.
21.11.2008, 07h00
Le Parisien
21.11.2008, 07h00
LES SIX LECTEURS du « Parisien » et d’« Aujourd’hui en France » qui avaient souhaité dialoguer avec Dominique Strauss-Kahn pour tester l’homme et, d’abord, savoir comment lui imaginait, en ces temps de crise historique, l’année 2009 se sont levés tôt hier matin. Pour préparer leur dialogue, le rendez-vous était en effet fixé à 7 h 45, avenue d’Iéna, à deux pas de l’Arc de Triomphe, au siège de la Banque mondiale.
Souriant et en même temps grave, DSK surgit à 9 h 30. Poignée de main, présentation mutuelle et, tout de suite, la conversation s’engage. Sans accrocs, sur un ton direct et très pédagogique. Donc sans jargon.
Dominique Strauss-Kahn garde à portée de main deux BlackBerry et un portable : à cause du décalage horaire, l’économie, explique-t-il, ne s’arrête jamais. Il doit être aux aguets. A la fin de l’entretien, deux de nos lecteurs se font photographier avec l’hôte de marque. DSK, en cadeau d’au revoir, indique à tous que, s’ils ont une question à lui poser plus tard, ils pourront le joindre à Washington par mail : « Je vous répondrai », leur promet-il.
BRIGITTE BONNET.
La situation économique est catastrophique. Je m’inquiète pour l’avenir, pour nos enfants…
DOMINIQUE STRAUSS-KAHN. A court terme, c’est vrai, la situation est très sérieuse. Il s’agit, pour les pays développés, de la crise la plus grave qu’ils aient connue depuis 1929, depuis la Seconde Guerre mondiale, en tout cas depuis au moins une soixantaine d’années. Deux choses sont très frappantes : la première, c’est que c’est la première vraie crise mondiale. Vous vous en souvenez peut-être : il y a dix ans, c’était la crise asiatique. Mais ce n’était, si j’ose dire, « que » l’Asie. Au début des années 2000, cela se passait en Amérique latine et, là aussi, ce n’était « que » l’Amérique latine. C’est la première fois qu’à cause de la mondialisation qui a des bons côtés, mais aussi beaucoup de mauvais la crise se trouve partout. C’est la première crise de ce type, mais probablement pas la dernière. Comment sortirait-on, en effet, de la mondialisation aujourd’hui ? Donc, quand ça bouge quelque part, ça bouge partout. Il y a une deuxième raison qui fait que cette crise est très sérieuse. Auparavant, on avait affaire à des pays qui avaient mal géré : il fallait corriger le tir et les remettre sur les rails. Là, c’est très différent : c’est le coeur même du fonctionnement du système financier qui est en cause. Et ce n’est pas un secret : même pour des spécialistes, il en a fallu du temps pour qu’ils comprennent ce qui s’est exactement passé. Vous avez donc raison, madame, non pas d’avoir peur, mais de considérer que la situation est grave.
« Revoir tout le système capitaliste ? Je veux bien, mais pour mettre quoi à la place ? »
Avoir peur, j’ai peut-être tort, mais avoir des craintes pour nos enfants ?
Vous avez raison…. Ce n’est pas du tout à prendre à la légère. Les conséquences sur nos enfants, sur les générations à venir seront réelles. C’est un fait que, pendant les années 1950, 1960, 1970 et encore 1980, le sentiment qui prévalait était que c’était parfois dur, mais qu’il y avait du progrès. Et que les enfants s’en sortiraient mieux que leurs parents. Ce sentiment, maintenant, a disparu. Et ça, c’est un vrai changement psychologique. Et puis la crise ne se limite pas à l’Europe avec des conséquences en matière d’emploi et de pouvoir d’achat qui peuvent être extrêmement sérieuses : elle touche aussi l’autre bout de la planète. En Afrique, par exemple, il y a, derrière la crise financière, une crise alimentaire qui provoque des débuts de famine et la malnutrition de tant d’enfants. Où qu’on tourne le regard, il n’y a pas d’endroit au monde qui, aujourd’hui, s’en sorte bien.
BELKACEM GUETTAI.
Faut-il revoir tout le système capitaliste, ou uniquement le système financier ?
Revoir tout le système capitaliste ? Je veux bien, mais pour mettre quoi à la place ? Depuis l’écroulement du modèle communiste, personne n’a proposé un système alternatif. En revanche, oui, il faut corriger bien des choses dans l’économie de marché telle qu’elle existe. Il n’y a pas que la finance qui a besoin d’être remise sur les rails. L’économie de marché privilégie le court terme. Si on veut une société plus organisée, plus solidaire, dans laquelle on s’occupe des générations qui suivent et pas simplement des problèmes du jour, il y a beaucoup à changer dans l’ensemble de notre fonctionnement collectif.
J’insiste, pardonnez-moi. Est-ce une crise du capitalisme ?
Oui, évidemment, c’est une crise du capitalisme.
Du capitalisme libéral ?
Oui. Enfin, je ne connais pas de capitalisme qui ne soit pas… libéral (rires). Il y a trois attitudes possibles. Il y a ceux qui disent : il y a une crise, mais enfin ça fait partie du capitalisme. Il y a des hauts et des bas, ceux qui gagnent et ceux qui perdent. C’est la position très libérale au sens français du terme, ce n’est pas la mienne. La deuxième position est celle de ceux qui disent : il faut remplacer le capitalisme par autre chose. Moi je dis : ça m’intéresse, sauf que, généralement, ça s’arrête là. Après, qu’est-ce qui vient derrière ? Et puis, il y a la troisième attitude, celle qui me convient le mieux. On ne sait pas faire fonctionner aujourd’hui une économie autrement que par le marché. Simplement, ce marché crée des richesses mais aussi des inégalités, des incertitudes, des dominations de certains insupportables à d’autres. Et il faut arriver à faire fonctionner l’économie de marché de façon humaine.
NICOLAS SPIE.
Que répondez-vous à ceux qui pensent que les dirigeants du monde sont complètement dépassés par la crise ?
Ils n’ont pas totalement tort ! (Rires.) Plusieurs raisons à cela. La première, c’est une crise, je le répète, totalement nouvelle. C’est la vraie première crise du XXI e siècle. Globalement, même si quelques-uns ont prévu des choses, personne n’a dit : « Voilà ce qui va se passer. » Je ne dis pas que les dirigeants mondiaux ont été ou sont dépassés mais, c’est vrai, pendant la première moitié de l’année 2008, la plupart d’entre eux n’ont pas mesuré l’ampleur de la crise et donc pas réagi comme il aurait fallu. Depuis un ou deux mois, la prise de conscience est devenue générale.
Pour vous y compris ?
Pour moi y compris. Je ne suis pas plus malin que les autres.
BRIGITTE BONNET.
Pourquoi a-t-on laissé la crise glisser, presque inéluctablement ?
Pour plusieurs raisons : d’abord, je vous l’ai dit, on a mis du temps à comprendre ce qui se passait vraiment avec l’enchaînement né aux Etats-Unis de la crise de ces prêts immobiliers accordés par les banques en cascade à des citoyens qui se sont révélés non solvables. Ce serait absurde de ne pas le reconnaître. Ensuite, il y a eu un deuxième phénomène. Les politiques n’aiment pas quand on vient leur dire : « Cela ne va pas très bien aujourd’hui, mais ça va aller plus mal demain si on ne fait pas attention. » En général, dans ce cas, vous n’êtes pas bien reçu. Quand on ne voit pas venir les choses, on les laisse glisser. Et on ne réagit que lorsqu’on est devant l’obstacle. Il n’est pas illégitime de votre part de reprocher aux élus d’avoir réagi trop tardivement.
« Cette histoire des subprimes nous a sauté à la figure »
MARIE-PIERRE CALVIER.
Quels sont les résultats concrets du G 20 ?
Il faut repartir en arrière pour bien comprendre. Depuis quinze ans, le développement de la finance s’est fait de façon totalement incontrôlée. Il y a mille exemples pour illustrer cela, dont cette fameuse histoire des subprimes qui nous a sauté à la figure. Au début de l’année, le FMI a fait des prévisions pessimistes sur la croissance mondiale. Mais il a fallu attendre plusieurs mois avant que les chefs d’Etat finissent par admettre que la situation était sérieuse. Il y a quelques semaines, nous avons livré d’autres prévisions encore plus pessimistes. Il faut rendre justice à Nicolas Sarkozy : il a été parmi ceux qui ont le plus insisté pour que la réunion du G 20 ait lieu. Généralement, ces réunions ne sont pas très productives. Là, ce G 20 s’est révélé meilleur que les autres. Des décisions fermes ont été prises, même si elles demandent maintenant à être mises en oeuvre. La première, c’est une relance globale par les Etats. La seconde, c’est une régulation du système financier dans son ensemble : agences de notation, « hedge found », paradis fiscaux mais aussi les banques dites « normales ». Enfin, il y a eu un vrai débat sur la gouvernance mondiale, même s’il n’est pas encore totalement tranché. Qui doit diriger le monde ? Les seuls pays riches ?
NICOLAS SPIE.
Lorsque vous étiez au gouvernement, vous avez privatisé France Télécom, alors qu’aujourd’hui les nationalisations reviennent en force et que le rôle de l’Etat est à nouveau salué…
Si on ne l’avait pas privatisée, France Télécom serait morte. Cela lui a permis de trouver des capitaux pour se développer dans la téléphonie mobile. A l’époque, l’Etat était resté majoritaire : ce n’est qu’après nous que la puissance publique a abandonné la majorité. Quant aux nationalisations !… Je connais un bonhomme pardon de parler de moi à la troisième personne qui, il y a trois ou quatre ans, s’est fait traîner dans la boue parce qu’il proposait de redonner du sens à ce que j’appelais alors les « nationalisations temporaires ». L’idée était la suivante : dans la mondialisation, il y a des secteurs décisifs qui peuvent être en difficulté et qui ont besoin d’être aidés au moins temporairement par l’Etat. Le temps de passer le cap. A l’époque, ce n’était pas la mode, et tout le monde s’est moqué de moi. Puis, il y a quelqu’un qui est devenu ensuite président de la République (NDLR : Nicolas Sarkozy) et qui a agi ainsi, avec raison, pour Alstom. Donc, cette idée qu’il y a besoin aujourd’hui de régulation publique en général et, dans certains domaines, de capitaux publics dans les entreprises, c’est une ligne que je défends depuis longtemps.
« Il est légitime de secouer les banquiers pour les obliger à prêter »
JACQUELINE BETSCOUN.
Pouvez-vous nous garantir que nous ne paierons pas l’endettement de l’Etat ?
Je peux vous garantir le contraire !… Nous et nos enfants paierons l’endettement de l’Etat. Il n’y a pas de multiplication miraculeuse des petits pains. En tout cas, cela fait longtemps que cela n’est pas arrivé ! Si l’Etat s’endette par le déficit budgétaire, un jour ou l’autre, il faut bien le payer. Soit en faisant des économies plus tard, soit en s’endettant encore plus.
Mais jusqu’où peut-on aller ?
On ne peut pas aller au-delà de certaines limites d’endettement, d’autant que, la plupart du temps, le désendettement passe par des augmentations d’impôts. Il faut faire attention, dans des pays comme le nôtre où l’impôt est très peu redistributif, qu’au bout du compte ce ne soient pas les plus pauvres qui, à travers la TVA par exemple, paient le remboursement de la dette nationale.
BRIGITTE BONNET.
Existe-t-il des solutions pour limiter les effets de la crise sur l’emploi ?
Lorsque la crise est là, elle se traduit forcément par une dégradation de l’emploi. Mais il y a des solutions pour essayer de sortir le plus vite de la crise, donc pour limiter le chômage. De bonnes politiques permettent de faire repartir la croissance et l’emploi. En matière de crédit, beaucoup de choses ont été faites, plutôt bien, et je crois qu’on atteint un peu les limites. Il y a aussi les politiques commerciales, c’est-à-dire les négociations de l’OMC, qui peuvent soutenir la croissance. Mais tout cela ne suffit pas, il faut aussi, dans les pays qui en ont la possibilité, le soutien par l’Etat de la relance budgétaire.
JACQUELINE BETSCOUN.
Ne faut-il pas en venir à des politiques protectionnistes ?
Non, car ces politiques conduisent à des explosions de prix et ceux qui en souffrent le plus sont les plus pauvres. Cela dit, il y a des cas où il est légitime de protéger des industries naissantes. Et il est, par ailleurs, juste de permettre aux pays pauvres de protéger pendant un temps leurs marchés.
KIM LE.
Si le CAC 40 tombait un jour à 1 000 points, que pourrait faire le FMI pour sauver le système capitaliste mondial ?
Le FMI n’est pas là pour sauver le système capitaliste mondial ! Sa mission est d’assurer la stabilité financière, pas d’intervenir sur les Bourses. Le FMI utilise, je le répète encore, ses ressources pour aider les Etats qui ont été déstabilisés à passer un cap difficile.
BELKACEM GUETTAI.
N’est-il pas naïf de croire que les banques qui ont été secourues par l’Etat vont prêter de l’argent aux particuliers et aux entreprises ?
Pour grossir un peu le trait, disons que les banquiers ont prêté à n’importe qui sans mesurer les risques, notamment sur le marché immobilier américain, et qu’aujourd’hui ils ont tellement la frousse qu’ils ne prêtent plus à personne. Et voilà tout le système gelé ! Les plans qui ont été mis en place partout visent à redonner aux banques des capitaux pour qu’elles puissent à nouveau prêter. Mais il n’est pas garanti que les banquiers veuillent à nouveau faire leur métier. Le risque que le crédit ne redémarre pas est tout à fait réel. Il est légitime de secouer les banquiers pour les obliger à prêter.
BELKACEM GUETTAI.
L’euro, qui a fait flamber les prix, n’est-il pas un frein à l’exportation ?
Qu’au moment du passage du franc à l’euro, en 2001, il y ait eu certaines professions qui en ont profité pour se servir au passage, c’est sans doute vrai. Aujourd’hui, l’existence de l’euro nous protège plus qu’elle ne nous coûte. Cela dit, le bon niveau de l’euro est difficile à apprécier car, lorsqu’il est haut, il pénalise les exportateurs, mais il rend moins coûteuses les importations de pétrole. Et vice-versa. Aujourd’hui, on est dans des zones qui me paraissent correctes.
Le Parisien
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