Jacques Brel

C’est une longue mise au tombeau qui le voit ressusciter le temps d’un bon mot, le temps d’une chanson. Il y a trente ans, dans la torpeur d’un hôpital à Bobigny, l’artiste descendait six pieds sous terre. Trente ans après, gémir n’est toujours pas de mise…



C’est une foule d’applaudissements incessants qui roulent sur les colonnes de l’Olympia. Un flot ininterrompu qui grésille un peu mais qui n’a pas pris une ride. Ces crépitements accompagnent l’artiste dans Amsterdam comme si rien n’avait changé. Si l’homme s’est éteint à la vie il y a maintenant trente ans, subsiste Brel et ses néologismes. Au fond, il nous aura épargné les disques pathétiques, les innombrables rodomontades d’artiste finissant, les mots acides du « c’était mieux avant »… Non, cette mort soudaine a laissé le grand Jacques dans un écrin d’authenticité et dans une fraicheur jamais démentie. On ne s’est jamais lassés de l’écouter. On n’a fait que le regretter. C’est surement mieux ainsi.

Car Brel reste l’inclassable et l’incomparable de la chanson française. Trente ans après sa mort, il ne fait pas les gros titres. Tout juste une manchette pour rappeler combien il était unique. Sûr que trente ans après la mort de Johnny, on nous bassinera plus que de raison. Mais Brel c’est l’opium de l’initié, l’hydromel de l’exigeant des textes. Il est l’amant confidentiel des mots en mal d’usage souvent même le procréateur de son propre vocabulaire. Mais qu’importe, chaque chanson était une surprise recelant un trésor que l’ouïe d’hier ne pouvait entendre.

A côté
Trente ans c’est long et c’est court pour prendre la mesure de l’aura du Belge. Poète ? Acteur ? Chanteur ? Un peu de tout. Lui-même en somme. On ne peut jamais l’aimer benoitement car on attend toujours après lui. Il aura donc traversé son temps de son côté suivant le sillage qu’il s’était tracé. A l’époque du rock triomphant, Brel prenait son chemin. Non loin mais pas assez proche pour être un homme de son temps. Au moment où la musique prenait souvent le pas sur les paroles, il poursuivait sa quête du mot qui parle contre celui qui hurle.

C’est peut-être pour cela déjà qu’il est inclassable : il ne s’inscrit même pas dans son temps pas plus que dans le temps d’avant et encore moins dans celui d’après. Il n’a pas de famille mais est l’ami de tout le monde. A la vigoureuse guitare, il préfère le charme désuet de l’accordéon. Un homme du passé pense-t-on alors. Mais un homme de demain encore en s’essayant à un simulacre de slam dans « ces gens là ». A côté vous dis-je…

Le poète de la vie
Furieusement intemporelles, ses chansons ne racontent que peu son époque. Elles narrent souvent des sentiments immuables : l’amour (« quand on a que l’amour », « ne me quitte pas », « la chanson des vieux amants »), la détresse (« voir un ami pleurer »), la quête de la jeunesse (« la chanson de Jacky »)… Et quand elles parlent d’une époque, c’est rarement la sienne (« Bruxelles », « Amsterdam », « Mai 40 »).

Elles parlent de ce lendemain qui ne se lèvera jamais, de ces hiers qui ne reviendront plus. Elles ressentent la vie plus qu’elles ne la décrivent : un peu d’amour et beaucoup de mélancolie. Trente plus tard, c’est de la nostalgie qui saisit ceux qui l’écoutent…